CHAPITRE XI
Les deux alpinistes repartirent. Warfield marchait comme un somnambule, obéissant machinalement aux ordres du porteur, se laissant guider, le regard absent, le cerveau vide. Son allure se faisait de plus en plus pesante et il dégringolait plutôt qu'il ne descendait les étroites cheminées enneigées.
A chaque instant, Georges le retenait à bout de corde, enrayait sa chute, le plaquait brutalement dans une niche de la paroi, tandis que lui vérifiait sa ligne de descente.
La neige devint plus compacte, plus froide, et Georges en conclut que la nuit approchait. Où était-il? Il n'eût pu le dire exactement. Il se sentait extrêmement las; depuis cinq heures du matin il n'avait rien mangé, rien bu. Subitement, sur un coup de vent plus frais, le brouillard se déchira. Georges aperçut la paroi entière du Dru qui se découvrait, offrant un spectacle fantasmagorique. Toute plaquée de neige fraîche, elle semblait caparaçonnée d'ivoire et ses colonnes gigantesques, qui s'effilaient vers le haut dans une perspective irréelle et se perdaient dans un moutonnement de nuées argentées, semblaient taillées dans un marbre très pur.
Les coulées de neige se faisaient de plus en plus rares et croulaient déjà en poussière avant d'atteindre le glacier. Une éclaircie vers l'est découvrit la calotte de l'Aiguille Verte, toute rose dans le soleil couchant; le vent du nord, qui avait repris, y chassait une comète de neige irisée. Le beau temps allait revenir, et aussi le grand froid qui mord âprement.
La nuit venait rapidement; dans une heure, Georges ne pourrait plus progresser. Il repéra, encore bien bas, les premiers couloirs de l'Épaule du Dru qui naissent juste sous les Flammes de Pierre et courent vers le glacier. S'ils pouvaient atteindre ce point, ils seraient peut-être sauvés! Là se trouvait la grotte de rocher connue sous le nom de Gîte à Straton, à cause de son grand-oncle, le célèbre Charlet Straton, qui y bivouaqua plusieurs nuits lorsqu'il fit la première ascension de la montagne.
Désormais, Georges concentra toutes ses forces vers ce but: atteindre le gîte. Il secoua Warfield de sa torpeur, le poussa à nouveau dans le vide, le descendant presque comme un sac à bout de corde. Son énergie était décuplée par la possibilité de salut qui s'offrait. Bien sûr, tout ne serait pas fini. Il y aurait la nuit, le froid. «Bah! pensait-il. on pourra peut-être s'en tirer avec des pieds ou des mains gelés; faut pas être trop exigeant.»
Comme ils atteignaient la dernière cheminée, la montagne s'empourpra; on eût dit qu'elle était fouillée par le pinceau d'un projecteur. Cela dura très peu; les volutes de nuages, qui dansaient des sarabandes folles au-dessus des abîmes, s'irisèrent, bouillonnant tumultueusement au-dessus des vallées. Un pan du paysage se dégagea vers l'ouest et l'on aperçut le Mont-Blanc, auréolé de pourpre, qui trônait au-dessus de l'opale des nuées. Le crépuscule fut très court. Les alpinistes eurent juste le temps de traverser un dangereux couloir où les avalanches se précipitaient en grondant, et de gagner, sous une grosse dalle inclinée, l'entrée de la grotte tout ourlée de stalactites qui la faisaient ressembler à la gueule formidablement armée d'un monstre, d'un de ces dragons fantastiques aux dents d'ivoire, peints avec minutie sur ces paravents laqués de l'époque des Ming.
Les deux hommes s'engouffrèrent dans la gueule du monstre.
Georges organisa méthodiquement le bivouac, construisant une murette de pierres sèches du côté du vent, calfatant les fentes par où soufflait la bise avec de la neige mouillée qui gelait aussitôt, mieux que du ciment prompt.
«Voilà qui est fait, monsieur. Il ne reste plus qu'à attendre le jour», dit-il lorsqu'il eut terminé ses préparatifs.
Warfield ne répondit pas; affalé dans un coin, il contemplait son sauveteur d'un air ahuri. Il était secoué par moments de grands frémissements; alors il réagissait brutalement, se levait, et manifestait l'intention de descendre.
«Calmez-vous, calmez-vous... Maintenant reste plus qu'à lutter contre le froid. Avez-vous vu le coucher de soleil? Non, bien sûr, ni le vent du nord qui soufflait les comètes sur la Verte? Non plus... Je vous prédis une belle nuit avec des paillettes brillantes sur la neige et la morsure du froid plus terrible qu'un fer rouge sur la peau.»
Mais Warfield ne répondait pas.
«Il a été drôlement secoué quand même!» songeait Georges pris de pitié, oubliant ses propres souffrances.
Il dénoua les cordons du sac et cela lui prit beaucoup de temps, car ses doigts malhabiles ne pouvaient venir à bout des nœuds. Il songea à manger, mais il en eut vite assez et se contenta de quelques biscuits trempés dans le vin de sa gourde; ça ne descendait pas et il mâchait longuement, longuement sans parvenir à avaler. Warfield refusa toute nourriture; sa figure était violette et il hoquetait.
«Y va me piquer une congestion, maugréa Georges. Manquerait plus que ça.» Saisissant la neige à pleines mains, il en frotta vigoureusement la figure de l'Américain jusqu'à ce qu'elle devînt rouge crevette. A travers les dents serrées, il réussit à glisser un peu d'alcool. Peu à peu, Warfield revint à lui et ce fut pour se remettre à chantonner:
«If you like an ukelele lady...
– Ça vous tient cet air!» dit Georges, pour dire quelque chose.
Au début le porteur n'avait pas senti le froid, mais avec la nuit celui-ci devenait de plus en plus vif, transperçant les vestes de drap raides et gelées, enfonçant ses vrilles dans le corps, crispant les pauvres figures transies des grimpeurs. Par l'ouverture de la petite caverne, on voyait briller quelques étoiles dans le ciel d'une pureté extraordinaire; toute la montagne était silencieuse, la neige retenait partout les pierres dans les couloirs et aucun sérac ne craquait dans le voisinage. Les rafales de vent avaient cessé, mais les filets d'air glacé qui semblaient issus de la nuit venaient caresser les deux hommes.
Bientôt le froid devint intolérable. Georges lui-même, aussi endurci qu'il le fût, ne pouvait plus tenir en place; malgré la fatigue écrasante de cette journée, il se tournait et se retournait, attentif à ne pas s'endormir, frappant parfois le roc à grands coups de poing afin de ramener la circulation dans ses mains engourdies. Warfield s'était laissé allé à une somnolence entrecoupée de gémissements douloureux, et Georges était obligé pour le réveiller de le secouer, de le bourrer de coups. Parfois il assenait de grands coups avec le manche de son piolet sur ses chaussures durcies et recroquevillées, blanches de givre et cela lui confirmait que Warfield devait avoir déjà les extrémités insensibles.
Georges se rappela qu'il avait une bougie, celle de la lanterne. Il l'alluma et la petite flamme tremblotante éclaira faiblement la grotte, sa pâle lueur se jouant dans les stalactites de glace. Le jeune homme remplit son quart de neige qu'il fit fondre sur la flamme, obtenant ainsi un peu de breuvage tiède: le plus dur était de le faire glisser dans la bouche crispée de son client. Il en fit autant pour lui-même.
Alors commença une veillée terrible.
La grotte s'emplit de la musique barbare des mâchoires qui se heurtaient, claquetaient, et le bruit allait crescendo comme un envol de castagnettes qui crépitait douloureusement aux tempes des grimpeurs, puis diminuait pour faire place au crissement des dents semblable à un menu grignotement de souris dans un placard. Étrange musique, imperceptible du dehors, qui étourdissait et abrutissait. A plusieurs reprises, Georges, vaincu par la fatigue, faillit s'endormir; par un effort surhumain, il réussit à rester éveillé, attendant le jour qui ne venait pas, rampant parfois jusqu'au seuil de la grotte; le vide s'y amorçait immédiatement et l'on apercevait dans le fond la pâleur presque lumineuse du glacier de la Charpoua, plus clair que le ciel de cendre et le mur de nuit.
Peu à peu, la nuit s'éclaircit, une vague lueur s'alluma très loin sur les sommets et s'étendit sur la terre endormie. Georges songeait à son chalet dans la vallée, à sa petite chambre boisée, si chaude l'hiver, à ses collègues qui, à cette heure, partaient en course, puis sa pensée se reporta sur Jean Servettaz. Il frissonna (et cette fois ce n'était pas de froid) en évoquant le fantôme glacé qui montait la garde, là-haut, à quelque six cents mètres au-dessus de leurs têtes. Pauvre Jean! Quelle terrible nouvelle pour sa femme. Dire qu'il faudrait lui annoncer ça, demain... Demain! Est ce que demain viendrait jamais, est-ce que cette nuit abominable prendrait fin? Aurait-il la force de continuer sa route en traînant après lui le cadavre ambulant qu'était l'Américain?
Un sonore éclat de rire couvrit l'atroce concert des mâchoires heurtées. Warfield riait! Il riait à gorge déployée, avec des contractions brusques, et ce rire était coupé par de nouveaux claquements de dents qui n'en finissaient plus. Georges se recula instinctivement jusque dans le coin le plus éloigné de la caverne...
Le jour vint enfin, lumineux et glacial. Georges, ses facultés de résistance émoussées par le terrible bivouac, se serait volontiers abandonné à une torpeur bienheureuse; l'instinct de conservation fut le plus fort et il se leva, secouant cet engourdissement passager. Oui, il fallait partir, partir tout de suite. Il se glissa dehors et, sur l'étroite vire qui dominait l'à-pic, se força à faire des mouvements de gymnastique. Peu à peu la circulation revint, sauf dans ses pieds qu'il ne sentait plus; quand il se jugea suffisamment assoupli, il traîna Warfield hors du gîte.
Dans ses vêtements gelés, l'Américain se mouvait avec peine. Georges le massait brutalement, le tenant à bras-le-corps, puis le rouant de coups de poing dans le dos, dans la poitrine; cet étrange match de boxe dura longtemps, longtemps, jusqu'à ce qu'ils fussent suffisamment réchauffés.
Ils étaient toujours encordés. Georges tâta la neige du pied, un sourire de satisfaction effleura ses lèvres: elle tenait. La sous-couche, un peu molle, était recouverte de neige poudreuse; on pourrait, dans ces conditions, descendre tout droit dans les couloirs et cela ferait gagner du temps, car les rochers étaient impraticables. Il enroula autour de son buste suffisamment d'anneaux de corde pour ne garder que quelques mètres entre son compagnon et lui-même; ensuite il consulta longuement du regard l'étroit couloir resserré en son milieu qui se perdait dans le vide, quelque cent mètres plus bas, par suite de la convexité de la pente.
«Jusqu'à la barre rocheuse ça ira, dit-il. Après... ben, on verra! Allons, monsieur Warfield, descendez seulement.»
L'Américain, bien qu'hébété, comprit le geste du guide et il partit en chancelant dans la pente à cinquante degrés.
«Debout, monsieur, debout, face au vide», conseilla Georges.
Par un surcroît de précautions, il descendait juste derrière son client, le tenant en laisse à deux mètres de distance, prêt à l'attraper au besoin par la ceinture s'il venait à fléchir. La neige était bonne et à chaque coup de pied ils enfonçaient jusqu'au genou. Georges encourageait Warfield qui culbutait à tout bout de champ, vacillant comme un homme ivre.
«Allez-y, monsieur, on s'en tirera. Tenez! marchez franchement; regardez, on peut même danser.» Et Georges procédait par bonds successifs dans le couloir pour bien montrer qu'il était solide, indéracinable et qu'il se sentait aussi à son aise sur cette pente de neige que sur un sentier muletier. Peu avant la barre rocheuse, Warfield tomba soudain sur les reins et Georges le retint de justesse, car il venait de constater que la sous-couche était maintenant glacée et que la neige poudreuse n'adhérait plus.
«C'est de la glace dessous! Attention, faut remonter.»
La veille, le mauvais temps et les avalanches avaient transformé la barre rocheuse en une véritable cataracte de glace. Les deux compagnons de malheur remontèrent de quelques mètres, et Georges attaqua les rochers à main droite du couloir. Dans ces rochers brisés, il n'était pas question de poser un rappel de corde, pas question non plus de descendre par ses propres moyens.
«Tant pis, dit-il, maintenant on peut se le permettre, on va abandonner une corde.»
Sortant le rappel, il l'amarra autour d'un gros bloc et le laissa glisser le long de la muraille; s'en servant comme d'une rampe, les deux hommes descendirent ensuite en utilisant les prises et les aspérités de la paroi.
Avant de s'éloigner, Georges jeta un coup d'œil de regret sur la corde.
«Une belle ficelle toute neuve, soupira-t-il, cinquante mètres, et si légère, faudra revenir la chercher. Encore, on a bien de la chance de s'en tirer comme ça.»
Le couloir reprenait jusqu'à une deuxième barre rocheuse qui, celle-là, tombait directement sur le glacier. On apercevait déjà, sur l'autre rive, la cabane de la Charpoua postée en sentinelle sur le rognon et dominant les précipices inférieurs. Tout en bas, la Mer de Glace, vaste fleuve gelé, strié de chevrons plus sombres, ressemblait à un fjord nordique figé par l'hiver polaire. Georges, cessant de descendre, se dirigea à travers des vires tellement enneigées qu'il fallait une bien grande expérience pour y passer sans déclencher l'avalanche.
Le soleil les rattrapa juste comme ils prenaient pied sur le glacier.
Derrière eux, les Flammes de Pierre s'irradiaient et flambaient comme des torches, et sur le Dru lui-même, tout écrasé par sa hauteur, de larges coups de pinceau empourpraient l'ivoire des rochers enneigés et la blancheur des couloirs poudrés à neuf.
Une torpeur étrange s'empara des deux hommes. Maintenant que le danger était écarté, il leur semblait qu'un poids énorme retombait sur leurs épaules, détruisant en eux toute volonté d'effort, alourdissant leurs jambes; ils traînaient leurs corps comme des masses de plomb, soulevant lourdement les pieds dans la neige profonde. Il fallut à Georges redoubler d'attention, car c'est toujours lorsque les difficultés semblent terminées qu'arrive l'accident, alors qu'on s'endort dans la sécurité trompeuse de la moyenne montagne. Il évita les ponts de neige délicats, et lentement atteignit l'éperon rocheux central de la Charpoua. La descente de la moraine leur redonna des forces, ils furent bientôt à la cabane. Elle semblait veiller sur le cirque sauvage avec une bonhomie réconfortante, et Georges caressa de la main les parois de mélèze toutes chaudes de soleil. Un peu d'eau vive coulait sur le granit et ils étanchèrent leur soif. Warfield, peu à peu, renaissait à la vie. Il ne pouvait détacher ses yeux de l'énorme paroi où, pendant trente heures, ils avaient mené un combat infernal. Comme Georges l'arrachait à sa rêverie, il se tourna vers le porteur, et sans se lever, dit simplement:
«Merci, Georges.»
Il n'osa pas toutefois tendre la main.
«Descendons en vitesse, dit Georges, maintenant faut aller prévenir...»